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Journaliste depuis 30 ans, à la fois spécialiste des pays en proie à des conflits et des questions d'écologie,de protection de la nature et de société; derniers livres publiés: Guerres et environnement (Delachaux et Niestlé), L'horreur écologique (Delachaux et Niestlé), "La Grande Surveillance" (Le Seuil),une enquête sur tous les fichages (vidéo, internet, cartes bancaires,cartes médicales, telephone, etc). Et enfin "Enquête sur la biodiversité" (ed Scrinéo, coll Carnets de l'info). Aprés 20 ans au Journal du Dimanche, collabore désormais à l'hebdomadaire Politis et à Médiapart.

dimanche 18 novembre 2007

La bourgeoisie et la gève expliquée par Roland Barthes


18 novembre


A relire, ce texte de Rolland Barthes paru en 1957 dans Mythologies

Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c'est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d'une
grève récente certains lecteurs du Figaro.
C'est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde ; c'est l'époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase ( contraction, mélange)entre la Morale et la Nature, donnant à l'une la caution de l'autre : de peur d'avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l'ordre politique et l'ordre naturel, et l'on conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l'on est chargé de défendre.
Aux préfets de Charles X comme aux lecteurs du Figaro d'aujourd'hui, la grève apparaît d'abord comme un défi aux prescriptions de la raison moralisée : faire grève, c'est « se moquer du monde », c'est-à-dire enfreindre moins une légalité civique qu'une légalité « naturelle », attenter au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de
logique, qu'est le bon sens.
Car ceci, le scandale vient d'un illogisme : la grève est scandaleuse parce qu'elle gène
précisément ceux qu'elle ne concerne pas. C'est la raison qui souffre et se révolte : la causalité
directe, mécanique, computable, pourrait-on dire, qui nous est déjà apparue comme le fondement de la logique petite-bourgeoise dans les discours de M. Poujade, cette causalité-là est troublée : l'effet se disperse incompréhensiblement loin de la cause, il lui échappe,
et c'est là ce qui est intolérable, choquant.
La restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les «hommes » sont solidaires : ce que l'on oppose, ce n'est donc pas l'homme à l'homme, c'est le gréviste à l'usager.
L'usager (appelé aussi homme de la rue, et dont l'assemblage reçoit le nom innocent de population) .l'usager est un personnage imaginaire, algébrique pourrait-on dire, grâce auquel il devient possible de rompre la dispersion contagieuse des effets, et de tenir ferme une causalité réduite sur laquelle on va enfin pouvoir raisonner tranquillement et vertueusement.
En découpant dans la condition générale du travailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit une solitude
à laquelle la grève a précisément pour charge d'apporter un démenti : elle proteste contre ce qui lui est expressément adressé.
L'usager, l'homme de la rue, le contribuable sont donc à la lettre des personnages, c'est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de
surface, et dont la mission est de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales, dont on sait qu'elle a été le premier principe idéologique de la Révolution bourgeoise.
C'est qu'en effet nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de
disperser la collectivité en individus et l'individuen essences..
Ceci participe d'une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu'on
peut le désordre social.
Par exemple, la bourgeoisie ne s'inquiète pas, dit-elle, de savoir qui, dans la grève, a tort ou
raison : après avoir divisé les effets entre eux pour mieux isoler celui-là seul qui la concerne, elle prétend se désintéresser de la cause : la grève est réduite à une incidence solitaire, à un phénomène que l'on néglige d'expliquer pour mieux en manifester le scandale.
De même le travailleur des Services publics, le fonctionnaire seront abstraits de la masse
laborieuse, comme si tout le statut salarié de ces travailleurs était en quelque sorte attiré, fixé et ensuite sublimé dans la surface même de leurs fonctions. . de même que tout d'un coup le citoyen se trouve réduit au pur concept d'usager, de même les jeunes Français mobilisables se réveillent un matin évaporés, sublimés dans une pure essence militaire que l'on feindra vertueusement de prendre pour le départ naturel de la logique universelle .

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Depuis la lecture de votre livre "l'horreur écologique", je lis toujours votre blog avec un intérêt croissant et une grande admiration : merci beaucoup pour tout ce que vous faites, et notamment pour remettre en cause mes idées reçues, qui abondent dans les cerveaux des étudiants comme moi...
J'avais d'ailleurs une question au sujet d'un de vos précédents billets : pour cette grève, on m'a fait cette objection récemment : ce sont les Français qui vont payer les retraites des cheminots et des agents de la RATP, or vous aviez écrit que cela était faux, pouvez-vous m'expliquer pourquoi exactement car je ne le sais pas...et cela me permettra de défendre cette grève que je soutiens, ainsi que celle des étudiants.
Merci encore!

Blog de Claude-Marie Vadrot a dit…

Merci, mais je ne fais que poser des questions, signaler plus ou moins brusquement, des pistes, je n'ai pas la science infuse: à vous donc de vous forger votre propre opinion.
A votre question la réponse est simple et vaut aussi, d'ailleurs, pour le système de retraite des parlementaires: les régimes de retraite des agents de la SNCF, des agents de la RATP (et peut-être de ceux de GDF et EDF) sont des régimes autonomes.
Et j'ajoute que ce ne sont pas les gens de ces régimes qui sont des privilégiés, mais nous (dont je fais partie comme salarié) qui nous sommes fait avoir en acceptant de passer à 40 annuités. Enfin, il ne faut pas oublier non plus:
- Que le chomage (l'avoué et celui qui est masqué) réduit fortement les cotisations.
- Que les systémes de pre-retraite que les entreprises utilisent de façon de plus en plus importantes tout en proclamant leur "attachement" au travail des seniors, sont payés par l'Etat jusqu'au jour du moment de l'âge de la retraite. Ce qui, en plus, pendant cette période, prive les caisses de retraite des cotisations.
Voila, bon courage

CMV

Anonyme a dit…

Merci de ces lignes salutaires
Pour aller dans le sens de votre commentaire, et sur la façon dont nous nous sommes fait avoir en passant à 40 années de cotisation, n'oublions pas non plus que la grève actuelle, pour défendre des "régimes spéciaux" est aussi symbolique du dernier rempart que le gouvernement souhaite faire tomber avant d'allonger encore la durée de cotisation, à 41 puis 42 ans… 
la lutte commence

Anonyme a dit…

Oui, mais comment parler d'une France sociale avec autant d'inégalités ?
Je suis pour la grève à condition qu'elle n'empêche pas les précaires comme moi de travailler.
Chez moi, une femme de ménage a perdu 10 heures de travail hebdo, parce qu'elle ne peut plus prendre le train.
J'ai eu comme commentaire, "il faut taper sur les entreprises qui exploitent le personnel", je ne suis pas d'accord, c'est difficile quand on est femme de trouver du travail, on ne va pas courir le risque en plus de se faire enlever les marmots par la DDASS parce qu'on va se satisfaire du Rmi, ne pas régler les loyers, courir le risque d'être expulsée c'est un non sens !

On n'est bien obligés de prendre ce qu'on a pour survivre et vivre dignement !
On ne peut attendre que le travail, l'argent tombe du ciel, svp éclairez ma petite lanterne !

Blog de Claude-Marie Vadrot a dit…

C'est vrai que la gréve est souvent "injuste" pour une part de la population. Mais pas celle qui a défilé hier dimanche de la République à la Nation. J'ai été effrayé par la "haine" qui s'en dégageait. D'autant plus que, hors des habitants du XVI° et autres privilégiés, ces petits bourgeois qui manifestent contre les grèves sont les prochaines victimes du systéme néo-libéral.
Mais, pour revenir à la question posée, c'est vrai qu'elle pénalise d'autres gens qui sont encore plus défavorisés. Mais comment faire, mais que faire ? Les grèves, de celles du XIX éme siècle à celles de 36 ou celles d'après la guerre, ont toujours gêné des gens, c'est la définition même de ces grèves qui ont toujours permis d'améliorer la situation des salariés.
Mais il ne faut pas oublier non plus que, déjà, à tous ces gens auquel on propose d'accepter des retraites plus faibles, on propose des "régimes complémentaires" offertes par les assurances privées.

cmv